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Cannibalisme, Vol. 1 : Avez-vous déjà eu faim ?

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publié le
7/2/2022
5
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

Quelques repères et conventions pour vous aider à vous orienter.


Le Haut Moyen Âge (476 à 1000) : Chute de l’Empire Romain, Royaumes Barbares, Clovis (500), Charlemagne et les Vikings (800). 

Moyen Âge classique (1000 à 1350) : An mil, Guillaume le Conquérant (1066), Croisades, Robin des Bois, Notre-Dame de Paris, Saint Louis.

Bas Moyen Âge (1350 à 1500) : Peste noire (1347), Guerre de Cent ans, début de la Renaissance. 


“Très peu d’hommes. Des solitudes, vers l’Ouest, vers le Nord, vers l’Est, qui s’étendent, qui deviennent immenses et finissent par tout recouvrir. Des friches, des marécages, des fleuves vagabonds, la forêt. Un monde sauvage, un monde cerné par la faim obsédante. Car ce monde vide est pourtant un monde surpeuplé.” G. Duby.

Nous ignorons, pour la majorité des lecteurs je suppose, l’expérience viscérale de la faim. Elle peut certes être ponctuelle, voire accidentellement ou volontairement prolongée par quelques situations ou comportements exceptionnels, mais elle ne rythme pas nos existences. Or, si nous voulons vraiment parler la langue du monde que nous nous apprêtons à visiter durant ce nouveau cycle d’articles, il faut pouvoir s’en pénétrer. Il faut laisser la faim habiter vos pensées, vos rêves et vos mots. Affamez-vous. Oubliez ce repas copieux qui vous leste encore ou bien repoussez celui qui vient. Ayez faim. Soyez faim. Bienvenue au Moyen Âge.



Il y a somme toute trois manières de savoir ce que les gens pouvaient manger au Moyen Âge. D'abord, l'archéologie et l’étude des restes humains ou des infrastructures d’une part. D’autre part, les chroniques écrites par des clercs, décrivant par le menu tout ce qui se passe à leur époque. Enfin les pénitentiels : ce sont en quelque sorte des notes internes à l’Église établissant les listes des pénitences à appliquer aux différentes fautes des fidèles. “Tu as tué un paysan qui passait, ça fait trois ave maria et une série de burpies”, par exemple. Plus on avance dans le Moyen Âge, plus les pénitentiels cèdent aux chroniques, abondantes à partir de l’an mille. On parlera de ces dernières dans le prochain article. Et autant vous dire, mieux vaut être accroché.

   

Dans ce premier article, on va surtout s’intéresser aux pénitentiels. Croyez-moi, ça a l'air chiant comme ça dans le titre, mais ce qu’on peut en tirer n’est pas seulement passionnant, c’est absolument glaçant.

Les pénitentiels consacrent beaucoup de pages à l’alimentation. Rien d’étonnant dans un monde presque entièrement rural où le quotidien des hommes est de produire leur pitance. Ils s’appliquent notamment à établir clairement les interdits alimentaires, distinguant ce qui est pur et impur, ou immonde, littéralement. Et ces interdits ont de quoi surprendre…


Pour commencer, notez que tous ces interdits ne portent que sur la viande : les végétaux sont d’office considérés comme purs, ce qui nous rappelle l’idéal végétarien originel du christianisme. Les ermites des premiers siècles du christianisme se refusaient ainsi toute alimentation carnée. Je vous conseille à ce sujet (l’histoire du végétarisme) l’excellente vidéo de Laurent Turcot, historien vidéaste. 

Que peut-on lire dans ces interdits, et que peut-on en déduire ? On en dégage d’abord l’une des principales préoccupations de l’Église chrétienne tout au long du Moyen Âge : débarrasser l’homme de ses racines païennes et de son animalité, ce qui revient au même (cf mon article sur Le Loup et celui, à sortir, sur l’Ours) . Ainsi, il est rigoureusement interdit de manger la chair d’un animal qu’on aurait, même seulement en partie, sacrifié à des idoles païennes. Ne soyez pas surpris : si les premières églises se dressent en Gaule sous l’Empire Romain, les campagnes ne seront entièrement christianisées que huit siècles plus tard. Et encore, on s’autorise sans trop se faire gronder par les curés à prier des sources sacrées, des arbres magiques et autres délires de hippies. À ce titre d’ailleurs, la viande de cheval pose problème : tout à fait comestible et même bonne, sa consommation était centrale dans nombre de rituels funéraires germains. Et ça, ça plait moyen au clergé. Sans être rigoureusement interdite, la viande de cheval reste marginale. Manger la chair crue ou même mal cuite, bestialité hideuse, est également banni - pas de steak bleu au Moyen Âge.  



Note marrante : les interdits alimentaires chrétiens découlent de la Bible (Volume I et II). Du coup, en théorie, le porc, les grenouilles et autres spécialités locales devraient être interdites. L’Église règle le problème en disant qu’en les faisant bien bouillir, ça annule leur impureté. Pas con. 


Mais d’autres interdits qui ont ce même objectif de dégager l’homme du monde animal, laissent entrevoir un monde terrible. En effet, on refuse à l’homme le droit de consommer la viande entamée par d’autres animaux, ou bien la viande d’animaux qui auraient dévoré des hommes. On interdit de manger des charognes, on bannit la viande du rat, du chien et du chat. Des interdits qui prennent un sens glaçant lorsqu’ils sont remis dans leur contexte.

 Le paysage qui se dégage de ces textes poussiéreux est d’une morbidité et d’un macabre saisissants. Des animaux sauvages (loups ou oiseaux) ou domestiques (volailles et porcs) déchirent des cadavres mal enterrés aux bords d’amas de cabanons miséreux. Guerriers tués, paysans massacrés, marginaux affamés, païens laissés sans sépultures… Rien n’est dit de ces hommes qui meurent si facilement dans ce Haut Moyen Âge impitoyable. Les combats incessants entre petits rois locaux, doublés de conflits ethniques et tribaux, les siècles de luttes à mort entre Celtes et Anglo-Saxons hantent la littérature européenne de ces temps anciens. Les chants gallois de l’époque sont tous des chants de deuils pour les héros tombés, les populations massacrées, les villages incendiés. Vous me savez intéressé par le sujet de la symbolique animale : cette époque voit resurgir la peur du loup (Cf La peur du Loup), et l’obsédante image du corbeau et du chien, qui errent dans les hameaux dévastés en quête de morts et de mourants. 


C’est encore la famine qui tue le plus. Le Moyen Âge est un monde de la faim. L’imaginaire paysan médiéval est un rêve d’abondance : les poèmes parlent du Pays de Cocagne où l’on ripaille à plein ventre, tandis que le goupil du Roman de Renart, exemplaire en la matière, débute chacune de ses aventures le ventre tenaillé par la faim. Dans des siècles où tout manque, la multiplication des pains de Jésus prend une tout autre dimension. Presque tous les récits de saints mentionnent des miracles de cornes d’abondance, de pains multipliés, de rivières se changeant en autant de farine.

Se défiant des rêveries de festins, la famine frappe. Jusqu’à l’an mille, c’est en moyenne tous les sept ans. Elle est terrible car arbitraire, fruit des caprices de la nature. Rien n’existe vraiment pour rattraper une mauvaise récolte. L’équipement agricole est inefficace et les rendements maigres. Pas de silos, peu de greniers. Les transports et les routes sont impraticables : le territoire européen est un patchwork de petits fiefs qui sont autant de péages payants et de taxes. Les forêts cachent des brigands et les mers des pirates. L’exploitation féodale des paysans les tient toujours à la limite alimentaire. Quelques seigneurs comme Charles le Bon, comte de Flandres au XIIe siècle, se démènent bien pour distribuer le grain. Mais le plus souvent, ce sont les pauvres qui souffrent de la famine. 

Aussi les nobles se sentiront tout cons lorsqu’une nouvelle mort bien plus égalitaire viendra leur signaler la fin de leur monde : la Peste Noire.


Comment survivre alors en temps de famine ? Les chroniques et les pénitentiels nous renseignent sur les moyens désespérés déployés par ces hommes du passé. On conserve un peu de farine qu’on mêle à des farines inférieures, faite de racines de fougères, de pépins de raisins, de chatons… de noisetier (c’est les fleurs du noisetiers mais les chatons y passent aussi).

On renonce vite à la chasse trop épuisante pour des corps sous-alimentés, et on se tourne vers des animaux considérés comme impurs : serpents, crapauds, chiens, rats, chatons mignons. On dévore des charognes volées aux loups. On mange les semences, se condamnant si l’on survit à cet hiver à mourir l’hiver suivant. Venu à bout de ces maigres alternatives, on se met à manger des herbes impropres à la consommation, terriblement nocives sur des organismes dénutris. 

“Certains, rendus fous par l’atrocité de la faim, broutaient indistinctement à la manière des boeufs, et mangeaient d’une herbe qui les tuait.” Chronique de Berthold, autour de l’an mille.

Dernier recours, dérisoire et inutile, manger de la terre.

“Beaucoup (...) mêlaient de la terre à leur farine et fabriquaient des pains, pensant ainsi échapper à la mort. Cela leur donnait l’espoir de survivre, mais sans aucun succès”. Raoul Glaber, autour de l’an mille. 


Dernier recours vraiment ? Vous savez déjà qu’il en existe un autre. L’ultime geste de désespoir de populations affamées. Le péché indicible, si sacrilège qu’on préfère ne pas le nommer. Les pénitentiels, loquaces sur l’alimentation, préfèrent encore le taire. Effroyable spectre escortant celui de la famine, cauchemar qui résonne toujours dans nos contes pour enfants, vous l’avez demandé, vous l’aurez.


“La famine (...) s’accrut tellement en raison de nos péchés qu’elle poussa des hommes à manger d’autres hommes.” Anonyme, 793 (règne de Charlemagne)