Dans mes deux derniers articles, je vous expliquais d’une part l’importance des vêtements colorés dans la société médiévale. D’autre part, nous constations l’impermanence de ces codes vestimentaires en survolant l’histoire de la couleur noire et ses multiples interprétations. C’était très intéressant, et on s’attendrait donc à ce que les historiens soient en mesure de nous livrer, pour toute la palette des couleurs du Moyen Âge ou de la Renaissance, le sens et la symbolique qui leur sont attachés. Ainsi, nous pourrions nous-mêmes, lors de nos visites du Louvre ou du Musée de Cluny, interpréter peintures et enluminures et leur sens chromatique caché.
En effet, l’étude des couleurs, dans les vêtements, dans les blasons, et de ce qu’elles pouvaient signifier pour ces hommes du passé, est incroyablement difficile. Au grand dam d’un Michel Pastoureau, historien médiéviste spécialiste des couleurs, le domaine est encore peu défriché par la recherche. Penchons-nous ici un peu sur les innombrables obstacles qui se dressent sur la longue route entre vos yeux de visiteurs de Musées, et le pinceau ou le pigment d’un artisan de Paris vieux de plusieurs siècles.
Commençons bien simplement par observer les œuvres d’art elles-mêmes. Les couleurs d’un tableau ou d’une sculpture changent avec le temps. Un constat plutôt simple, mais qui nous met déjà face à un frustrant fossé nous séparant des spectateurs d’alors. Ce simple vieillissement des couleurs nous assure que nous ne voyons pas les objets comme ils l’étaient originellement. Pas besoin pour cela de remonter au Moyen Âge d’ailleurs : Le Radeau de la Méduse de Géricault, au Louvre, s’il a bien été réalisé dans une palette de couleurs réduite et sombre, est malheureusement bien plus obscur qu’il a pu l’être pour les chanceux visiteurs du Salon du 1819. La faute à l’oxyde de plomb contenu dans la peinture, qui condamne d’ailleurs le tableau à disparaitre à plus ou moins brève échéance. Vos petits enfants, si vous avez mon âge, ne verront à priori jamais ce tableau, dont l’obscurcissement n’est pas réversible à l’heure actuelle.
Du vieillissement de ces teintes, les artistes n’ignoraient rien : les carnets personnels du Titien ou de Véronèse indiquent ainsi qu'ils sont bien conscients des transformations de leurs œuvres – que je serais ravi de vous emmener voir au Louvre, clin d’œil. Ils intègrent dans la réalisation même de leur peintures et dans le choix des couleurs, puis des pigments, les effets du travail du temps. Ils peignent en réfléchissant déjà aux teintes que leurs tableaux prendront les années suivantes. Ainsi, les commentaires, pourtant éclairés, que je pourrais vous faire des Noces de Cana ou même de la Joconde, ne portent peut être pas sur l’état premier de l'œuvre. Une marge d'erreur à peine tolérable pour un guide, insupportable pour les historiens.
À ce biais nous séparant du matériel de base, il faut ajouter de nombreux autres obstacles portés par le travail accumulé par tous les prédécesseurs et pairs de l’historien. On aurait en effet tendance à oublier que plus d’un siècle de photographies en noir et blanc des objets d’arts et d’histoire aura fait négliger à nombre d’historiens, pourtant très sérieux, d’explorer sérieusement la piste de l’étude des couleurs. L'architecte Le Corbusier pensait après tout que Notre-Dame de Paris était blanche et l’avait toujours été, alors qu’on sait aujourd’hui qu’elle était parée des couleurs et des dorures les plus vives. Même encore aujourd’hui, la photographie, quoiqu’en couleur, peut desservir l’étude des objets qu’elle entend représenter. Quelques exemples simples : jusqu’à la Renaissance, l’or est considéré comme une couleur comme les autres, énormément utilisée. Or, comment une photographie peut elle saisir la complexité de son scintillement, pourtant partie intégrante du sens que l’artiste donnait à sa création ?
Il en va de même pour les vitraux gothiques : ceux-ci étaient conçus pour s’éclairer, s’embraser et s’animer différemment selon les heures de la journée et les saisons, portant ainsi les symboliques chrétiennes propres à leur époque. Quelle photographie pourrait le rendre correctement ? Est-on d’ailleurs sûr que les restaurateurs du XIXème siècle en étaient seulement conscients ? Dans un monde médiéval encore rythmé par la course du soleil, sans éclairage, où les saints des vitraux n’avaient peut être pas encore totalement renié leurs ascendances celtiques ou germaniques, les objets d’arts s’animent d’une âme bien plus vivace que nos photographies et nos LED.
Parlons-en d’ailleurs de l’éclairage. Je vous apprendrai sans vous surprendre que l’ampoule électrique est plutôt discrète, tant au Moyen Âge qu’à la Renaissance. On s’éclaire à l’époque à la bougie. On peint à la lumière de la bougie mais surtout, on peint POUR la lumière de la bougie. Le plafond de la Chapelle Sixtine n’a jamais été conçu pour les projecteurs électriques d'aujourd'hui. Michel-Ange a peint pour les lumières mouvantes, vivantes, hantées, des cierges du Vatican. Ce que vous voyez à Rome aujourd’hui, pour saisissante qu’est l’expérience, est bien loin du spectacle enchanteur et terrible qu’il devait offrir aux prélats du XVIème siècle. Un exemple plus ancien mais non moins célèbre est celle de la Tapisserie de Bayeux, broderie de 70 mètres réalisée à la fin du XIème siècle et représentant Guillaume le Conquérant à l’assaut de l’Angleterre. Elle aussi était pensée pour la lueur tremblante des bougies du Moyen Âge, qui devait beaucoup jouer sur les sensibilités anciennes. Nous savons que des scènes comme celle ci-dessous étaient censées être animées d’un mouvement, au sens proprement cinétique du terme, que la lumière électrique qui l’éclaire aujourd’hui dans son musée Normand ne peut absolument pas rendre.
L’accès à ce que pouvait être l’œuvre originelle, telle qu’elle fut conçue et vue en tout premier lieu est donc difficile et frustrant. Mais il y a plus encore que les barrières que le temps abaissent devant vos yeux. Il y a encore celles de la langue et du lexique.
Vos mots définissent vos couleurs. Le vert et le bleu ne se distinguent presque pas en japonais (ao marche très bien pour désigner les deux), pas du tout en gallois, et si vous n’avez pas encore vu la dernière – incroyable – création de Linguisticae, que je vous recommande vivement de voir, vous y apprendrez que les Pirahas, dans la forêt amazonienne, n’ont aucun mot pour la couleur. Genre, aucun. Nada. On ne peut tout simplement pas traduire nos couleurs en Pirahas. Ce n’est pas la peine de vous sentir supérieurs pour autant puisque les Russes sont tout aussi embêtés pour traduire plusieurs de leurs couleurs en français – généralement des nuances de bleu. Vous comprendrez donc aisément la galère que représente la compréhension de ce que disent ou pensent les artisans du Moyen Âge des couleurs qu’ils voient et utilisent en anglo-normand, en vieux français ou en latin vulgaire. Par exemple, ces artisans ont une sensibilité à la lumière bien supérieure à la notre, à une époque où l’on craint par dessus tout les ténèbres et l’obscurité. Ainsi, des mots qu’on tendra aujourd’hui à croire synonymes, comme clair, brillant et lumineux, ou bien transparent, translucide et diaphane, ont des sens rigoureusement distincts et presque sans rapport les uns avec les autres. Nombreux sont les mots latins servant à décrire tout le goût médiéval pour la lumière qui ne trouvent aucun traduction dans notre français contemporain.
De surcroît, notre lexique chromatique et sa classification sont largement basés sur le classement spectral de la lumière. Une invention qui date donc… de Newton. Ce qui est très récent. Pour un homme du Moyen Âge, qui en est resté à la classification d'Aristote, l’arc-en-ciel ne se peint pas du tout de la même manière : l’ordre commun des couleurs, c’est blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir. Par conséquent, le noir n’est pas l’opposé du blanc : c’est le rouge. D’ailleurs, les pièces d’échec sont en rouge et blanc, et la couleur dite sub niger, du « sous noir », n’est pas le gris, mais le violet. Il est également impensable d’obtenir du vert en mélangeant du bleu et du jaune. Quant à des notions de couleurs chaudes et froides, elles existent bel et bien, si ce n’est que le bleu... est considéré comme chaud. Un historien se prêtant donc à l’étude de la proportion des couleurs froides et chaudes dans un tableau du Moyen Âge ou du début de la Renaissance sans avoir pris ces biais en compte arriverait donc à des conclusions totalement claquées.
Il y a quelque chose de désespérant à savoir que, de ce monde bariolé où l’on peignait murs, bois, statues, chevaux, où l’on se parlait par la couleur chatoyante des tuniques, des laines et des capes, des armoiries et des drapeaux, on ne perçoit finalement que des nuances un peu ternes, un peu étouffées, un peu délavées, et qui ne lui font pas justice. Toutefois, cela n’empêche pas les historiens d’avoir une certaine idée des codes chromatiques de ces hommes du Moyen Âge. Je vous écrirai bientôt un nouvel article sur les symboles et les valeurs portés par les couleurs de l’époque.
À vrai dire, je crois qu’à travers cet article, comme à travers mon travail de guide, j’essaye de vous faire ressentir ce que le travail d’historien, à plus forte de raison de médiéviste, a de long, de minutieux, de prudent. Il y a, quelque part, des gens qui grattent de vieux livres poussiéreux leur vie durant pour nous permettre, nous guides, de faire les clowns en racontant qu’au Moyen Âge, les femmes se mariaient en rouge, qu’on ne savait pas du tout que le bleu et le jaune mélangés donnaient du vert, et que les pièces d’échecs étaient rouges et blanches. Une pensée pour eux alors, et pour cet incroyable Michel Pastoureau, dont je conseille à nouveau les livres, notamment son Histoire du Rouge.