Quels étranges objets.
Des cages de plomb enserrant de simples tombes. Il en reste de ci, de là, en Écosse et en Angleterre. On aime encore à dire, pour effrayer les enfants, que ces solides barreaux devaient empêcher revenants, vampires et autres ambassadeurs du bestiaire gothique de venir troubler les bons citoyens se tenant du bon coté des pissenlits.
Pourtant la réalité, pour bien plus pragmatique, n’en est pas moins glaçante. Car il ne s’agit pas ici de garder les vivants des mauvaises intentions des défunts. C’est en fait tout l’inverse.
Chers lecteurs, bienvenus dans l’Europe occidentale du XIXe siècle. Ah, la belle époque que voilà ! Respirez profondément, inhalez bien fort. Imprégnez-vous jusqu’au cœur de cet air si particulier. Discernez-vous derrière l’arôme âcre des fumées des grands usines, l’odeur de la poudre des révoltes, des émeutes et des invasions coloniales ? Percevez-vous la fragrance épaisse de ces villes tentaculaires où Vidocq traque brigands et tueurs, où les aubes de Whitechapel dévoilent sur ses pavés des corps de filles éventrées, où Gavroche chante en fouillant les poches des morts ? Enfilez une redingote aux poches assez grandes pour un revolver, les rues que nous allons parcourir aujourd’hui n’ont rien de sûr. Suivez-moi au cœur de ce siècle urbain au fracas « si violent que les morts cherchent en vain le moment de silence qu’il faut aux yeux pour se fermer », comme le dit joliment Verhaeren.
Voyez-vous, le XIXe est fascinant à plus d’un titre. Il porte en son sein les germes qui feront nos rêves de progrès scientifiques et humains, mais qui engendreront nos pires cauchemars d'oppression et de violence. C’est un monde où les premiers pas de la médecine et de l'hygiénisme se font au côté des patrouilles lugubres du choléra qui dévaste Paris et Londres, de la tuberculose qui prélève son effroyable tribu dans les taudis ouvriers, de la syphilis qui se fait compagne de tant de puissants et d’artistes. On entretient avec la mort d’étranges rapports : d’une part le rationalisme et l’anticléricalisme s’évertuent à la restreindre à la simple négativité de la vie qu’on lui connaît aujourd’hui, néanmoins elle reste omniprésente dans l’espace et les esprits. On meurt encore facilement, bien souvent en public, entouré de proches. Le corps est veillé, offert aux regards de tous. Les cadavres perdent en sacralité ce qu’ils commencent à gagner en morbide fascination. Auriez-vous voyagé dans le Paris du XIXe pour faire un petit coucou à vos ancêtres qu’ils vous auraient invité à visiter les morgues de l’Île de la Cité, par plaisir. Ou ils auraient organisé une balade dans les mines de Paris, dont on décore les murs de millions de parisiens morts évacués des cimetières du centre-ville et qui deviendront les Catacombes.
Le soir venu, on vous aurait sans doute invité à une soirée spiritisme. Rien d’étonnant dans un Occident industriel où se mêlent christianisme malade mais encore vif, fascination pour les civilisations millénaires extraites des sables d’Égypte et de Mésopotamie, rituels campagnards anciens déracinés par l’exode rural, ésotérisme médiéval que les romantiques fantasment... Progrès et superstition, science et religiosité accouchent d’étranges pratiques. On convoque les défunts le soir venu – l'électricité naissante servira à de nombreux médiums charlatans. On consulte des mages occultes et spirites, même lorsqu’on s’appelle Victor Hugo. À peine la photographie vient d’être inventée qu’on se met à déterrer nos morts pour se prendre en photo avec eux.
C’est dans ce siècle étrangement familier et pourtant si différent que se déploie le phénomène des « body snatcher » ou résurrectionnistes, comme ils sont nommés en France. Partout en Europe, et avec une intensité particulièrement impressionnante dans les pays anglo-saxons, les cimetières sont pillés, les corps fraîchement mis en terre volés dans le silence nocturne. En Écosse, on en vient à raconter que les corps ne peuvent passer une nuit en terre avant d’être dérobés. Un trafic de chair humaine tentaculaire s’étend sur toute la Grande-Bretagne.
L’origine de l’étrange commerce ? Une plutôt noble inspiration, car les principaux acheteurs ne sont pas moins que les universités en mal de corps à disséquer. Je ne ferai pas ici l’historique de la dissection humaine, mais je vous envoie vers l’admirable, le génialissime Laurent Turcot, dont la remarquable vidéo répondra à toutes vos questions sur le sujet dont je ne doute aucunement qu’il vous taraude. Retenez simplement que la dissection, si elle n’est pas aussi interdite ou vilipendée par l’Église qu’on voudrait le croire, reste néanmoins mal vue. Sa pratique progresse lentement à partir de la Renaissance (les premières dissections sont toutefois bien plus anciennes et il s’en pratiquait déjà au Moyen Âge). Au XIXe, elle est certes freinée par plusieurs lois entravant sa pratique, mais surtout par la rareté de la matière première : les morts.
Vous qui lisez ces lignes n’avez peut-être pas trop de souci à l’idée de donner votre corps à la science. Mais dans des siècles où votre conservation post-mortem joue directement sur votre présence au Jugement Dernier (le genre d’événement qu’on aimerait bien ne pas manquer lorsqu’on est chrétien et qu’on est peu enchanté à l’idée de passer l’éternité au choix en Enfer ou dans les Limbes) personne n’est vraiment chaud de se voir ouvert sur une table d’université. C’est donc en premier lieu les corps des criminels condamnés à mort qu’on désigne à la table de dissection dès le milieu du XVIIIe siècle – d’autant qu’on se félicite de l’effet de dissuasion qu’aura la peur d’être privé de séjour au royaume des cieux.
Oui mais voilà, des condamnés à mort, il n’y en pas tant que ça. Les étudiants de la Sorbonne ou de la faculté de médecine d’Edimbourg – renommée en la matière –, vont bien rôder dans les morgues pour récupérer les corps que personne ne réclame, mais le temps qu’ils soient exposés aux regards des proches éventuels, ils ont déjà pourri.
C’est donc dans ce contexte que s’étend le commerce des corps et la pratique du bodysnatching. Comprenez bien que la rareté des corps fait monter le prix d’un cadavre en Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle à une dizaine de livres : une somme énorme pour un travailleur de l’époque ! De surcroît, le vol de corps tombe dans une sorte de vide juridique qui fait qu’à part être accusé d’effraction dans un cimetière, les résurrectionnistes ne risquent pas grand chose. Le trafic de cadavre explose donc au début du XIXe siècle, si juteux (beurk...) qu’une partie de la délinquance se spécialise dans le déterrement express et discret.
À partir de là, c’est le festival du glauque (je vous renvoie vers les créations Youtube géniales de Boneless Archeology, Laurent Turcot et le Bizareum qui en développent chacun des aspects différents et qui sont tous les trois des historiens chercheurs passionnants). Les cadavres circulent de partout, on en trouve dans des carrosses ou en morceau dans des colis, on en découpe les « morceaux trop mûrs » pour les rendre plus présentables à l’université. Si la science absorbe la plus grande partie de ces marchandises, il se trouve plusieurs artistes pour acheter ici une peau humaine à tanner pour faire un portefeuille, là un crâne pour décorer un salon. La population réagit comme elle peut et à hauteur de ses moyens : les riches s’enterrent dans des cercueils d’acier quand les moins fortunés installent des cages de métal autour de leur tombes. On place des gardes à l'entrée des cimetières. En plus d’être pas mal flippant de base, le boulot est vraiment dangereux, car les résurrectionnistes attirés par la fortune que représentent des corps frais sont souvent armés.
Vous trouvez ça glauque ? Pourtant le meilleur moyen de se procurer un corps vraiment frais... reste encore de tuer quelqu’un ! Des séries de meurtres résurrectionnistes sont reportés à Paris dès le XVIIe siècle – et je vous en parle avec plaisir dans ma visite du Paris sombre et obscur. En Grande-Bretagne, c’est surtout dans les années 1830 que les journaux s’inquiètent de ces tueurs vendeurs de corps. Je vous conseille de vous pencher sur l’affaire William Burke : ce tueur et bodysnatcher écossais finira pendu… et sur une table de dissection. Son cadavre est toujours visible dans les salles de l’Université d’Édimbourg.
Comble du cynisme, l’Anatomy Act de 1832 permet aux université britanniques de se servir en corps auprès de toutes institutions qui en posséderaient que personne ne réclame. Ce sont alors les hospices anglais, les « maisons de pauvres », dont Dickens décrit la misère épouvantable, qui offriront aux scalpels des étudiants les corps de ses malheureux occupants. Non content de condamner une partie de sa population à la plus indigne condition, entassant les agonisants de la variole, du choléra, de la tuberculose, de la diphtérie dans d’immondes mouroirs, la société britannique les privera même d’un dernier repos en terre consacrée. Cela permettra d’atténuer le trafic de corps devenus moins difficiles à se procurer et le body snatching finira par disparaître au début du XXe siècle.
Disparu ? Vraiment ? Pourtant, il semblerait qu’il soit toujours possible de s’acheter des morceaux de cadavres à Paris, et même de jouer au football avec la tête d’un mort. Non, vous ne rêvez pas, c’est bien le scandale dans lequel s’est embourbé ces derniers mois le centre de don des corps de l’Université Paris-Descartes ! Il semblerait que le XIXe siècle se soit gardé un petite place au sein de ces infrastructures complètement vétustes où des employés sous-payés et préposés au découpage des corps se sont, pour certains, laissés aller à une petite séquence nostalgie en souvenir de leurs ancêtres body snatchers.
Attention, c’est néanmoins exceptionnel et la situation sera bientôt réglée. Donner son corps à la science c’est participer de manière altruiste et juste à la recherche et à la science, ne laissez pas de telles histoire vous faire penser le contraire !